Le Grand Soir mis à jour

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Le Grand Soir mis à jour

Une mystification réactionnaire  à l'origine d'un mythe révolutionnaire !

 Deux recensions sur mon livre « La Bande noire » mettent en avant le terme de « Grand Soir ». Dans la première (1) pour regretter que je n'ai pas plus exploré « la réception et l’impact 'culturel' de La Bande noire puisque c’est à cette occasion que l’expression du 'Grand Soir' va émerger et se diffuser » ; dans la seconde (2) pour associer mon livre à un autre (3) sous le titre accrocheur de "Mélancolies du Grand Soir"! Si c’est bien à cette période que le terme «émerge», une erreur historique est commise sur son origine.

 

Aux sources

Quand s'ouvre le premier procès de la Bande noire le 18 octobre 1882 à la cour d'assises de Chalon/Saône, la presse locale mais aussi nationale est nombreuse. Le premier accusé interrogé, Antoine Bonnot, répond aux questions du président Masson. Antoine Bonnot est le secrétaire d'une des trois chambres syndicales de Montceau-les-Mines : "La pensée". Réformiste, il s'est opposé à l'émeute du 15 août 1882 qui a mené entre autre à l'incendie de La Chapelle du Bois-du-Verne où officiait le "fameux curé Gaulthier" (4), mouchard empressé et personnel du patron de la compagnie des mines Léonce Chagot. Bonnot est un ami personnel de Jean-Baptiste Dumay, l'ancien communard timoré du Creusot qui tente depuis le retour de son exil suisse de créer des chambres syndicales et les mettre sous la coupe du jeune Parti ouvrier (5). Ceci dans un but clairement électoraliste.

Dumay correspondait avec Bonnot, lui donnant des instructions pour l'organisation légale des chambres syndicales. Si Bonnot se retrouve sur le banc des accusés, c'est que les pouvoirs de cette république bourgeoise (Etat, patronat et Eglise) mettraient bien tout le monde dans le même paquet, manière de disloquer toute organisation ouvrière.

Dumay conclut une de ses lettres à Bonnot datée du 27 octobre 1881 (un an avant le procès) par la formule suivante: "Soyons énergiques, le grand jour s'approche" (6).

Lors de l'instruction, le 10 Septembre 1882, le juge Adrien Durant avait déjà demandé à Bonnot: « De quel jour est-il question ? ». Bonnot avait répondu : « Je ne sais pas ». (7)

Le chroniqueur judiciaire du Figaro, Albert Bataille écrit lui dans ses "Chroniques criminelles et mondaines” (8) que le président du tribunal Masson demande à Bonnot le 18 octobre 1882 : "Vous correspondiez avec Dumay et on a saisi chez vous des lettres de cet agitateur vous recommandant d'être énergique parce-que "le grand soir" approchait ! Que voulait dire cette phrase ?” Bonnot répond de nouveau qu'il "n'en sait rien" et qu'il "n'est pas très instruit"...

C'est donc cette question travestie par le chroniqueur Bataille qui contient ce terme de Grand Soir.

 

Pourquoi le “grand jour” devient-il le "grand soir"?

Pourquoi Bataille écrit-il “grand soir” au lieu de “grand jour” en prétendant citer le président du tribunal ? (9) Amédée Blondeau, correspondant du journal le Rappel (10) ne fait pas cette «erreur». C'est que Bataille veut manifestement «charger» Bonnot et à travers lui Dumay. Réactionnaire, comme le prouve toute sa chronique consacrée au premier procès de La Bande noire, déférent face au pouvoir, nostalgique de l'Empire, il en rajoute. L'émeute a eu lieu le soir, donc pour Bataille, Dumay a écrit «grand soir» ! Ce qui prouverait sa culpabilité et celle d'un Bonnot qui, sous-entendu, aurait ainsi été chargé dans ce courrier du 27 octobre 1881 de diriger l'émeute du 15 août 1882 au soir à Montceau-les-Mines ! (11)

Il est à noter que Dumay est absent du procès. Exilé en région parisienne, débordé par les événements, il a durement et très vite condamné l'émeute dans la presse, se faisant traiter en retour de «lâcheur» dans la presse anarchiste de Lyon (12). Il est par contre présent le 16 octobre 1882 (soit deux jours avant le début du procès) devant le commissaire de police de Charenton-le-Pont. Il doit justement y répondre du sens de sa formule "Soyons énergiques, le grand jour s'approche" adressée à Bonnot en octobre 1881. Il dit au commissaire ne pas se souvenir l'avoir écrit mais que s'il l'a fait, cela ne constituait «nullement un mot d'ordre», qu'il voulait ainsi seulement dire qu'il «espérait voir l'émancipation prochaine des travailleurs» et que cette formule constituait «une des ces phrases banales qui se lisent tous les jours dans les journaux avancés»…

 

Quid de ce “Grand Soir” ?

Quid du Grand Soir comme « mot clé de l'imaginaire anarchiste » selon la formule citée par Dominique Kalifa dans Libération ? Il me semble qu'en traitant de «mythologies», d' «imaginaires» ou d'«impact culturel», comme c'est la mode depuis que le mouvement libertaire est devenu sujet d'étude à l'Université, on butine et on jargonne sur des fragments de langage. L’Histoire du mouvement ouvrier serait-elle maintenant bouclée ? Il faudrait donc dorénavant «monter d'un cran»? Je ne le crois pas. Le sujet que j'ai travaillé, La Bande noire, ne l'avait jamais été vraiment. Des articles, deux mémoires l'on abordé, voila tout. Pas un seul ouvrage conséquent ! Et l'on aurait tout dit ? Tant et si bien qu'il aurait fallut s'intéresser à «l'impact 'culturel' de la Bande noire» à travers un terme employé par un journaliste réactionnaire ? Ainsi, une nouvelle fois aurait été «enjambée» cette Histoire alors qu'il reste beaucoup à dire sur ce moment fondateur, «dans le feu de l'action» (13), de l'anarchisme ouvrier.

L'Histoire du mouvement ouvrier a toujours eu du mal avec les racines anarchistes de ce mouvement. Les anarchistes auraient-ils tous du mal avec les racines ouvrières de l'anarchisme ? Ce n'est pas le cas de Tancrède Ramonet qui, dans son film sur l'Histoire de l'anarchisme diffusé récemment sur ARTE les évoquent clairement. Mais subsiste toujours ce trou, cette période formée par ces quelques années d'activisme de La Bande noire dans le bassin minier de Montceau-les-Mines entre 1878 et 1885 (14). J'espère avoir contribué à combler cet espace, rendant à ces jeunes révoltés la place qu'il leur revient dans l'histoire des luttes ouvrières : celle d'exploités qui ne supportaient plus leurs conditions d'existence et qui se sont groupés pour tenter de «renverser la table».

 

Travestissement délibéré

Je n'ai pas une seule fois employé l'expression «Grand Soir» dans mon livre. Et pour cause, elle ne l'a pas été par les jeunes révolutionnaires de Montceau-les-Mines. J.B. Dumay ne l’emploie pas dans cette fameuse lettre puisqu'il y écrit «grand jour». Le président du tribunal, Masson, ne l’emploie pas non plus quand il interroge Bonnot destinataire de la lettre.

En bref, le travestissement délibéré par le chroniqueur du Figaro Albert Bataille des propos écrits de Dumay puis oraux du président Masson, ceci dans le but de charger l’accusation, est à l'origine d'un important mythe révolutionnaire. Ou pour le dire de façon plus frappante : une mystification réactionnaire est à l'origine du mythe du Grand Soir.

La Bande noire, ce n'est pas une histoire de Grand Soir ni de «grand jour» mais la chronique de sept années d'une lutte ouvrière et libertaire intense.

 

 

Yves Meunier, auteur de « La Bande noire, propagande par le fait dans le bassin minier, 1878/1885 », Éditions de l’Échappée,

 20 juin 2017, Saint-Étienne

 

 

 1 Dans la revue numérique Dissidences, lire le compte rendu de Frédéric Thomas.

 2 Dans le quotidien Libération du 15 juin 2017 sous le titre « Mélancolies du Grand Soir » par Dominique Kalifa. Lire le texte de D. Kalifa sur le site de Libertalia.

 3 Aurélie Carrier, Le Grand Soir, voyage dans l'imaginaire révolutionnaire et libertaire de la belle époque, Éditions Libertalia.

 4 L'expression est tirée d'une chanson le vilipendant.

 5 Le Parti ouvrier a été créé en 1879 à Marseille.

 6 Voir ci-dessous les photos 1 et 2  de la lettre de Dumay tirée des archives.

 7 Voir ci-dessous les photos 3 et 4 du compte-rendu d'interrogatoire tiré des archives.

 8 Cause criminelles et mondaines de 1882, Albert Bataille. En ligne sur Gallica (BNF).

 9 En revanche, dans la deuxième « saison » du procès en décembre 1882, Bataille enlèvera alors les guillemets et assumera la formule grand soir ne prêtant plus ces propos au président du tribunal. Voir «Cause criminelles...» ouvrage cité. (Le procès sera en effet délocalisé à Riom dans le Puits-de-Dôme, officiellement à cause des menaces d'attentats.).

 10 Dans le livre, je me suis servi entre autre de ses chroniques du procès de 1882.

 11 «M. le procureur général Allary voit dans l'affaire de Montceau-les-Mines ce qui est : un complot anarchiste soulevé par les excitations de la presse révolutionnaire ouvrière, et organisé par des meneurs dont les plus connus sont le célèbre Dumay et l'accusé Bonnot, qui était à Montceau son représentant, son âme damnée.» écrit Bataille à l’heure du réquisitoire de Riom en décembre 1882. (Voir Causes criminelles... ouvrage cité).

 12 L’Étendard révolutionnaire publiera un article sous ce titre qui fera pas mal de bruit.

 13 C'est aussi le titre de la collection dans laquelle est publié mon livre « La Bande noire, propagande par le fait dans le bassin minier, 1878/1885 » aux éditions de l’Échappée.

 14 Le documentaire de Ramonet passe directement de la réunion de St Imier en 1872 en Suisse lors de la création de l’internationale anti-autoritaire avec Bakounine, au 1er mai 1886 à Chicago. La «propagande par le fait» des Ravachol et consorts de la décennie suivante étant présentée comme conséquente de la répression de ce 1er mai 1886.